Pourquoi j'ai engagé une candidate enceinte de 6 mois

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Une femme enceinte au travail

Article écrit par Tristan Champion, papa engagé et auteur du livre "La barbe et le biberon" et du blog Barbe à Papa.

Et la candidate m'annonce qu'elle est enceinte... Il s’agit de mes premiers pas à mon nouveau poste, je me mets une pression sans doute inutile. Tout juste promu à la tête d’une équipe de huit personnes dans une grande entreprise, je recrute un(e) chef de projet marketing. L’envie de sélectionner les meilleurs talents. De bien faire. De faire juste aussi.

Objectivement, c’était elle

Deux semaines après ma série d’entretiens, je n’arrive toujours pas à me décider. Je pourrais facilement embaucher le deuxième candidat de ma liste, il est disponible tout de suite. Plus jeune et certes moins expérimenté, il fera sans doute le job. Après tout, il mérite bien sa chance lui aussi.

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Pourquoi s’embêter avec Irene, la candidate enceinte de plus de six mois et toutes les incertitudes qui en découlent ? Il me suffit de lui envoyer un email, un de ces courriers sans âme que l’on connait tous pour en avoir reçu des dizaines. Simplement commencer par « malgré vos compétences » et finir avec « une autre candidature a retenu mon attention ». Pas besoin de se justifier. De nos jours, n’est-ce pas déjà un signe de respect d’envoyer une réponse ?

Un peu scolaire, j’avais préparé pour la première fois une grille d’évaluation pour chaque postulant. Irène, la quatrième candidate semblait vraiment la bonne. Elle avait parfaitement maitrisé l’exercice du cas pratique, démontré une grande expertise technique et stratégique, une motivation hors pair et une forte aisance à l’oral. Italienne, elle avait plusieurs expériences professionnelles en Asie puis en Australie. A travers sa personnalité aventurière et son parcours international, aucun doute qu’elle allait parfaitement s’intégrer dans notre équipe aux multiples nationalités. Objectivement, la grille parlait d’elle-même. Irène m’avait bluffé. Elle méritait le poste haut la main.

 

L’annonce

J’étais donc sûr de mon choix jusqu’à ce que la nouvelle tombe en fin d’entretien. Il se déroulait à distance, par visioconférence. Irène ne me l’avait pas signalé avant. Elle ne me l’avait pas spécialement caché non plus. Pourquoi se serait-elle filmé en plan large et mis son ventre en premier plan? La caméra zoomait logiquement sur son visage. J’avais certes observé que ses traits étaient bien plus gonflés que sur sa photo de CV, mais à regarder ma barbe, elle était largement moins bien taillée que sur mon profil Linkedin. Il y a toujours un effet de surprise quand la caméra s’allume.

 « Avant de terminer l’interview, je dois vous dire quelque-chose d’important ». Son visage devenait tendu, sa voix tremblait, elle stressait, devenait bizarrement brouillonne. On en était pourtant au moment des loisirs et je me demandais quel hobby si embarrassant pour créer ainsi un drame. « Je suis enceinte de 6 mois ». Irène, en plus d’être brillante, était donc honnête.

Il y avait eu un blanc dans la conversation car je n’avais pas tout de suite réagi, légèrement pris au dépourvu. Elle avait donc meublé à travers une série de suggestions irréalistes, s’excusant presque de la situation : « Mais je peux commencer dans deux mois pour quelques semaines avant mon congé maternité…. Je peux rétrécir mon congé maternité… Pour mon premier enfant, j’ai pris seulement 6 semaines, je peux faire moins si nécessaire… »

Pendant qu’Irène s’emmêlait les pinceaux, je dessinais donc mon désespoir. Je calculais qu’il y aurait facilement sept à huit mois à patienter si je souhaitais la recruter. Était-ce, dans mon cas, insurmontable ? La disponibilité du candidat était-elle un critère clé ? Il y a le besoin sur court terme et la vision sur le long terme. Comment j’allais gérer cela vis-à-vis de ma direction et de mon équipe ? Serais-je discriminant si je sélectionne un autre candidat suffisamment compétent. Sept mois quand même !

Le modèle norvégien comme point de repère

Trop de questions au moment des faits et toujours plus par la suite.  Irène avait-elle bien fait de l’annoncer en fin d’entretien. Pourquoi ne l’a-telle pas dit au début ? Pourquoi l’a-t-elle dit ? L’avantage de ma grille, c’est qu’elle a été remplie avec Irène comme candidate. Pas Irène, candidate enceinte. Pas Irène en relatif, mais Irène dans l’absolu. Aucun biais possible dans mon choix.

Cette situation me renvoyait surtout à mon expérience du marché du travail en Norvège. Ce pays m’a rendu sensible à la question de la discrimination. Il y a quatre ans, à Oslo, je m’apprêtais à rentrer dans le bureau ma manager pour annoncer ma future paternité et signaler mon intention de poser un congé de cinq mois. Dans ce pays 70% des pères prennent au moins trois mois de congé.

Je vivais cette situation difficilement, car au même moment, un poste de manager d’équipe auquel j’aspirais depuis un an se libérait. J’avais postulé et j’étais angoissé à l’idée que ma paternité puisse me faire rater cette opportunité. Sensation connue de beaucoup de femmes en France, je la découvrais en Norvège. Ici la loi égalitaire sur les congés parentaux permet de remplacer le risque maternité par un risque parentalité. Pas la fin des discriminations mais leur diminution.

Ma manager avait réagi de manière très professionnelle, m’assurant que mon congé « n’influencera pas sa décision basée sur mes compétences ». Et si c’était à mon tour d’être exemplaire ?

J’interrompais alors les propositions farfelues d’Irène, la remerciant de m’avoir informé de sa situation et de sa transparence. Sa réaction traduisait sa motivation pour le poste. Ne sachant pas encore si j’allais m’y tenir, je lui répétais mot pour mot : « Cela n’influencera pas ma décision. Je rencontre d’autres candidats et reviens vers vous». Si Irène était un homme, je la recruterais sans hésitation. Mais elle est une femme donc je doute ?

Que dit la loi ?

Je concède un manque de connaissance sur la loi. Est-il conseillé à l’employée de le partager qu’elle est enceinte? Quand ? Comment le manager doit-il réagir ? Y-a-t-il des différences sur des CDD ou CDI ? Le critère de disponibilité est-il valable pour dire non à une femme enceinte?

Après quelques recherches, en France, la loi interdit à l’employeur de refuser d’embaucher une femme car elle est enceinte, de mettre un terme prématurément à sa période d’essai, de la muter, même temporairement, et enfin, de la licencier. Niveau employée, il est coutume et courtois d’annoncer sa grossesse à 4/5 mois. Il y a un très bon article sur le processus de recrutement pour femmes enceintes. La loi en Suisse est proche : « La travailleuse n’a pas l’obligation d’annoncer spontanément une grossesse. Les questions que l’employeur pourrait poser : « êtes-vous enceinte ? », « avez-vous l’intention d’avoir prochainement des enfants ? » sont illicites. Il existe d’ailleurs un « droit au mensonge ».

Irène n’a pas eu à mentir.

Les talents se font attendre

Je décris la situation aux ressources humaines et mon manager de l’époque. Objectivement, nous serons plus performants dans l’équipe avec elle dans sept mois qu’avec l’autre candidat dans deux mois. On oublie parfois la situation du recruteur qui doit assumer une décision auprès de l’équipe et de son management.

Mon chef m’a aidé : « Les talents, c’est le plus important. Quand il s’agit de recruter des personnes vouées à rester plusieurs années dans ton équipe, ne te précipite pas. Nous sommes une grande entreprise. Nous avons le luxe de pouvoir patienter, ce n’est pas le cas pour tous. Essaie de redispatcher la charge de l’équipe et repriorise certains projets. Si c’est tenable, suis ton raisonnement. Eventuellement, discutes-en avec ton équipe. »

J’informe donc mes collègues de mon souhait de recruter une candidate qui prendra son poste sept mois plus tard, laissant l’opportunité à tous de s’exprimer. Les discussions font naître un consensus mais la nécessité de mettre en pause certains projets. Nous évoquons un recrutement de CDD en attendant Irene, mais nous l’excluons. Le temps de former la personne aux outils, cela ne vaut pas le coup.

C’est donc le jeune candidat qui recevra le courrier sans âme. J’appelle Irene pour lui informer de la nouvelle : « Si tu veux toujours rejoindre notre équipe, je t’envoie une offre ! ». Je lui explique qu’on fera démarrer son contrat dans huit mois, le temps qu’elle accouche et profite de son congé maternité.

Irène a pleuré. « J’étais certaine que ce serait impossible ». Je n’ai pas commenté. J’ai souris et dit que c’était mérité. Je n’ai pas osé demander : « Zoomer sur le visage, c’était calculé? »

Un an après

Cette histoire a eu lieu en janvier 2020. Irène nous a rejoint en Septembre 2020. Pendant ses premiers mois, elle a largement confirmé le bien que je pensais d’elle. Beaucoup des projets qui avaient pris du retard étaient rattrapés. Je n’ai jamais regretté cette décision. Au contraire même, assez fier car une très bonne dynamique d’équipe s’était installée.

Plus inattendus et important à savoir pour tout manger, je n’avais pas anticipé son énorme dévouement, largement disproportionné. « Forcément que je vais me surpasser pour une entreprise qui défend ce genre de valeur. Ça donne envie de s’engager à 200%. » Elle a confessé qu’elle voulait absolument démontrer que l’attendre était une bonne décision. Passionnée, elle a absorbé plus de tâches qu’elle ne le devrait. Et même si je comprends sa réaction, il est important d’être attentif et de ne pas la faire se sentir redevable.

En Septembre 2021, Irène a été promue manager d’une équipe de trois chefs de projets.

 

  

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